Monsieur Levett et Mademoiselle Hélène Glavani en costume turc Liotard Jean-Étienne

Monsieur Levett, proche ami du peintre, et mademoiselle Glavani, fille de l’ancien consul de France en Crimée de 1723 à 1734, en costume turc

Dimensions

H. : 25 cm ; L. : 36 cm

Provenance

Technique

Peinture

Matériaux

Huile sur carton

Datation

Vers 1740

Lieu de conservation

France, Paris, musée du Louvre

Quel est le véritable sujet de ce tableau ? Les personnages ou l’intérieur oriental ?

La peinture orientaliste, qui s'épanouit surtout au XIXe siècle, est déjà très présente au siècle précédent, comme le montre ce petit tableau image a exécuté à Constantinople par le peintre suisse Jean-Étienne Liotard. L'artiste est l'un des tout premiers orientalistes ayant réellement séjourné en Orient. Mais son originalité ne s'arrête pas là : il rédige un Traité des principes et des règles de la peinture, critiquant la « peinture de touches » alors en vogue. Car, même s'il est un coloriste délicat (notamment dans la technique du pastel), il valorise la ligne, la clarté et le réalisme dans une esthétique dépouillée annonçant parfois les œuvres de Jean-Auguste-Dominique Ingres.

Un peintre voyageur

Fils de négociants huguenots de Montélimar émigrés à Genève suite à la révocation de l'édit de Nantes en 1685, Jean-Étienne Liotard est initié à la peinture par des miniaturistes et rapidement attiré par le genre du portrait.

Sa carrière est marquée par des voyages : en France, en Italie où il fait le portrait du pape Clément XII, mais surtout à Constantinople, capitale de l'Empire ottoman, où il reste quatre ans (1738-1742). Il y réalise de nombreux portraits : ceux d'Européens en costume turc, comme monsieur Levett et mademoiselle Glavani, mais aussi celui d'un grand vizir image 1 et, surtout, ceux de dames, turques ou occidentales image 2. Il peint également le portrait de John Montagu, ambassadeur de Grande-Bretagne, dont l'épouse est l'autrice de célèbres lettres décrivant la vie stambouliote, qui inspireront de nombreux peintres orientalistes.

Plus tard, entre 1743 et 1745, lors de son séjour en Autriche, il se présente à l'impératrice Marie-Thérèse vêtu à la turque, avec une longue barbe floconneuse à la moldave, comme dans son autoportrait signé « J. E. Liotard de Genève surnommé le Peintre turc » image 3. Il la peint en costume oriental, et réalise les portraits de ses nombreux enfants, dont Marie-Antoinette, future reine de France. Vers 1750, en France, il portraiture Louis XV, Madame de Pompadour et des dames de la cour image 4, ainsi que les philosophes Voltaire et Jean-Jacques Rousseau image 5 ce dernier portant, comme souvent, un caftan arménien.

En 1757, après d'autres séjours en Angleterre et en Hollande, il s'installe à Genève, où il devient le portraitiste des notables.

Des occidentaux vêtus à l'orientale

Cette peinture à l'huile sur carton aurait été destinée à l'ambassadeur de France à Constantinople. Elle montre deux occidentaux vêtus à la turque.

À droite se tient monsieur Levett, négociant anglais qui a fait découvrir Constantinople au peintre et dont il existe un autre portrait en costume tatar réalisé par Liotard image 6. Ici, il porte la tenue des dignitaires turcs : caftan bleu bordé d'hermine et turban ottoman fait d'une mousseline blanche enroulée autour d'un bonnet rouge. Il est chaussé de fines babouches jaunes. Son teint hâlé et ses longues moustaches achèvent de lui donner le physique turc. Il égrène un chapelet coranique (tesbih) rouge, en corail ou cornaline, et fume une longue pipe, la chibouque, dont le fourneau repose sur une coupelle. À cette époque où le tabac constitue la principale exportation de l'Empire ottoman, la chibouque est un objet qui, par sa longueur, sa beauté et le matériau dans lequel elle est réalisée, rend compte du statut social de son possesseur. L'embout (le bouquin) peut être en ambre, comme ici, ou en ivoire.

À gauche est représentée Hélène Glavani, fille du consul de France en Crimée. Elle porte un bonnet tatar garni de fourrure sombre sur ses cheveux noirs tressés. Elle est habillée de vêtements superposés : un caftan, léger et clair, à motifs de petites fleurs orangées et bandes de fil d'or, très ajusté sur la poitrine, est agrémenté d'une ceinture à lourde boucle richement orfévrée, traditionnellement portée par les femmes grecques. En dessous, une robe (entari) rouge à motifs floraux dorés, largement ouverte au niveau du buste, laissant apparaître une fine chemise blanche, est refermée sur le cou par le dernier des petits boutons de passementerie bordant le vêtement. Tout comme monsieur Levett, mademoiselle Glavani est chaussée de fines babouches jaunes.

Le rapprochement par Jean-Étienne Liotard de ces deux personnages est étrange. Monsieur Levett et mademoiselle Glavani, qui appartiennent tous deux à la population européenne d'Istanbul, ont pu se fréquenter, mais la documentation disponible sur le tableau ne peut en attester. Le peintre les a probablement réunis sur cette toile de manière arbitraire pour composer une association « pittoresque », proche de la scène de genre.

Un intérieur ottoman

Le mobilier représenté est typique des demeures ottomanes. Les personnages sont assis sur une banquette (sedir) aux gros coussins adossés contre le mur, recouverts de tissu d'Alep à fils d'or. Sur le sol, couvert d'une natte en paille caractéristique des belles demeures des rives du Bosphore, est placée une petite table basse au décor typiquement ottoman, une marqueterie de nacre, d'écaille, d'ébène et d'ivoire – des tables semblables sont conservées dans différents musées image 7 –, sur laquelle sont posés un aspersoir à eau florale et un brûle-parfum dorés. Mademoiselle Glavani est assise à côté d'un saz orné de petites incrustations de nacre et joue du tamboura (ou tambûr), deux instruments de musique alors répandus dans le monde ottoman image 8.

Ce double portrait est très proche d'un dessin de Jean-Étienne Liotard, montrant un couple de Tatars dans un intérieur similaire et s'adonnant aux mêmes activités image 9.

Une composition soignée

Monsieur Levett et mademoiselle Glavani, bien que physiquement proches l'un de l'autre, ne se regardent pas. L'homme semble rêveur, état peut-être suscité par la musique jouée par sa voisine. Ceci, joint à l'exotisme de la scène, produit une impression étrange et poétique. Cependant, ni « flou » mystérieux, ni accumulation d'objets pittoresques : tout, dans ce tableau, découle de la peinture « nette, propre, unie » que revendique Jean-Étienne Liotard.

En effet, la composition, marquée par les fortes lignes horizontales de la banquette, est divisée en deux parties : une partie haute, faite du mur gris mettant en valeur les têtes et les épaules des personnages, et une partie basse, occupée par l'exubérance colorée des vêtements et des objets orientaux. L'ensemble est équilibré par une luminosité diffuse et une répartition harmonieuse des couleurs.

Le souci du détail précieux

Jean-Étienne Liotard ajoute à cette composition une description minutieuse des différents éléments : les visages (portrait précis de monsieur Levett, plus idéalisé pour mademoiselle Glavani) et les mains, très fines, les broderies des étoffes et, surtout, des costumes aux multiples ornements décrits du bout d'un pinceau virtuose, les incrustations de nacre des objets en bois et les entrelacements de paille de la natte.

Cette peinture, par son format, sa précision, ses coloris vifs et sa matière plutôt lisse, évoque l'art de la miniature à laquelle Jean-Étienne Liotard s'est formé et qu'il retrouve dans le monde ottoman. L'artiste y ajoute un subtil jeu de lumières et modèle délicatement les formes grâce à la peinture à l'huile. L'ensemble de ces éléments fait de ce petit tableau l'une des œuvres les plus raffinées de la peinture orientaliste.

Ressources

L’article consacré à Jean-Étienne Liotard sur Wikipédia

https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean-%C3%89tienne_Liotard

Un article de Danielle Buyssens sur Jean-Étienne Liotard publié dans l’ouvrage L’Horloger du sérail : aux sources du fantasme oriental chez Jean-Jacques Rousseau

https://books.openedition.org/ifeagd/1506

Un article de Karine Chevalier sur Jean-Étienne Liotard publié sur le blog London by Art hébergé par L’Express

https://blogs.lexpress.fr/london-by-art/2016/01/25/jean-etienne-liotard-mascarade-et-turquerie-au-service-du-realisme/

Glossaire

Composition : Manière de disposer des figures, des motifs ou des couleurs dans l’élaboration d’une œuvre.

Mousseline : Terme issu de l'italien « mussolo » qui dérive lui-même du nom de la ville de Mossoul, cité du nord de l’actuel Irak par laquelle transitaient des tissus de soie puis de coton provenant des Indes. Appréciées pour leur transparence et leur légèreté, les premières mousselines furent fabriquées en France en 1750 et connurent une grande vogue dans les années 1770-1780.

Pastel : Bâtonnet composé de poudres colorées, de gomme arabique servant de liant et d’une terre destinée à donner de la consistance à la préparation. Désigne par extension une technique et son résultat. Le pastel est devenu à la mode au XVIIIe siècle

Constantinople : nom d’Istanbul avant 1930.

Grand Vizir : premier ministre dans le proche Orient ancien.

Caftan : sorte de manteau ou de longue tunique autrefois porté dans le monde islamique.

Tatars : une des populations des territoires d’Asie centrale allant du sud de la Russie à la Turquie.

Hermine : fourrure du petit animal du même nom, blanche en hiver.

Marqueterie : assemblage de petites plaques, en matériaux variés, formant un motif décoratif.

Écaille : fine plaque en carapace de tortue, utilisée en marqueterie.