Peinture abstraite mais « chose » concrète
Cette peinture, composée de bandes noires horizontales et verticales entrecroisées qui laissent percer des taches contrastantes d’autres couleurs, s’inscrit dans l’histoire de l’art abstrait. Si les origines de ce mouvement remontent au début du XXe siècle, c’est après la Seconde Guerre mondiale, à Paris, qu’il connaît un nouvel épisode dont Pierre Soulages est un acteur de premier plan. L’artiste a pour ambition d’affranchir la peinture non seulement de la représentation du réel, mais aussi de toute signification, de toute symbolique et de tout sentiment. Il dit lui-même que la peinture « est une organisation de formes et de couleurs, sur laquelle vient se faire et se défaire le sens qu’on lui prête ». Ainsi, Soulages, loin de se servir de son art comme d’un moyen de communication, propose une peinture, une « chose », pour reprendre un terme qui revient à maintes reprises dans ses interviews, dont l’existence est bien réelle et dont le spectateur est le libre interprète.
Pierre Soulages, peintre et « sculpteur » du noir
Tout l’œuvre de Soulages est tourné vers le noir, depuis ses premiers travaux au brou de noix sur papier, à partir de 1946
[ image 1 ], jusqu’à ses grandes toiles les plus récentes. Pourtant, d’un bout à l’autre de sa carrière, en travaillant le noir, Soulages explore différentes voies : l’association avec d’autres couleurs, comme ici, le
contraste que le noir produit sur le fond blanc
[ image 2 ], ou encore le noir total qu’il baptise lui-même « outrenoir »
[ image 3 ]. Au fil des années, le geste du peintre se laisse guider par la matière qu’il répand sur la toile. Loin de chercher à lui résister, l’artiste se concentre sur sa texture et sur les effets qu’il peut en tirer. Ainsi, il sculpte le noir plus qu’il ne le peint. Les outils dont il se sert tantôt lissent la surface, tantôt la creusent de sillons qui piègent et reflètent la lumière et les couleurs alentour. Devant une œuvre de Soulages, chaque spectateur vit une expérience unique qui dépend de son environnement et du moment de sa contemplation.
Un art du paradoxe, à la rencontre de l’Extrême-Orient
À l’aune des cultures occidentales, l’art de Soulages recèle en lui un paradoxe qui éclate dans l’affirmation « Le noir est une couleur de lumière ». Ce paradoxe s’exprime dès la plus tendre enfance de l’artiste, lorsque à l’âge de huit ans, désireux de représenter la neige, Pierre se saisit d’un pinceau plongé dans l’encre noire. Cette anecdote qu’il rapporte volontiers en dit long sur la constance de sa démarche et sur sa dimension existentielle. « Ni image, ni langage, c’est ainsi que très tôt j’ai pensé la peinture », déclare Soulages. Et pourtant, à ses débuts, lorsqu’il enchevêtrait des formes noires
[ image 4 ], il reconnaissait lui-même que, sans qu’il l’ait voulu, « cela ressemblait à un
idéogramme chinois ». À une époque où l’Occident s’intéresse à l’Extrême-Orient et à ses philosophies, la peinture de Soulages semble étrangement répondre à un précepte de Lao-Tseu : « Connais le blanc. Adhère au noir. Sois la norme du monde. Quiconque est la norme du monde retrouve l’illimité. »
Este-ce que Pierre Soulages et Franz Kline jamais rencontré?